Disparition de Bhupesh Das

Disparition de Bhupesh Das

Bhupesh Das nous a quitté le 18 Août 2023 à l’âge de 90 ans. Il a effectué une grande partie de sa carrière à l’ICSN, de 1964 à son départ à la retraite en 1998, où il a créé et dirigé le laboratoire de spectrométrie de masse. Olivier Laprévote, qui a travaillé pendant 10 ans avec lui à l’ICSN rend ici hommage à ce pionnier de la spectrométrie de masse pour la caractérisation de biomolécules complexes, depuis les substances naturelles organiques aux protéines.


Bhupesh Chandra Das (1933-2023)

Créateur et Directeur du laboratoire de spectrométrie de masse de l’ICSN de 1964 à 1999.

Bhupesh C. Das est né en février 1933 dans la province indienne du Bengale Oriental sous administration du Raj Britannique. Lors de la partition de 1947, la province devient le Pakistan Oriental puis le Bangladesh, ce qui force sa famille à migrer vers Calcutta, Capitale du Bengale Occidental à dominante Hindoue. C’est là que Bhupesh Das suit ses études jusqu’à sa soutenance de Thèse de Science en 1960.

Ayant un double intérêt pour la chimie organique et la chimie analytique, Bhupesh Das part en post-doctorat au Massachusetts Institute of Technology (MIT, Boston) rejoindre le groupe de Klaus Biemann, élève de Büchi et pionnier de la Spectrométrie de Masse appliquée à l’analyse structurale des produits naturels.

Le début des années 60 est un âge d’or pour la Spectrométrie de Masse qui constitue à ce moment la méthode la plus efficace pour l’identification structurale des molécules organiques, alors que la RMN, pour cette application et notamment en termes de sensibilité, en est encore à ses balbutiements. La méthode d’analyse repose entièrement sur les spectromètres magnétiques à géométrie de double focalisation (électrostatique et magnétique) et sur l’ionisation électronique mais elle permet déjà les mesures de masse exacte en haute résolution à l’aide de modes de balayages il est vrai quelque peu acrobatiques (qu’on aura pratiqué à l’ICSN jusqu’au début des années 90 !). Un nombre exponentiel de nouvelles structures de produits naturels ou de synthèse sont identifiées pendant cette période et la chimie structurale est un domaine dans lequel Bhupesh Das excelle particulièrement. Edgar Lederer, co-directeur de l’ICSN avec Maurice-Marie Janot et sans doute conseillé par Klaus Biemann comme lui d’origine autrichienne, le recrute donc en 1964 pour créer un laboratoire de spectrométrie de masse. Un premier spectromètre, le AEI MS9, est installé à l’ICSN en 1965, puis un Kratos MS50 en 1970 et enfin un MS80 en 1980. Parallèlement, le laboratoire s’enrichit de nouveaux modes d’ionisation, notamment l’ionisation chimique en 1978 (avec une source construite par les ateliers de mécanique et d’électricité de l’Institut et du campus de Gif-sur-Yvette)[1] puis le bombardement par des atomes rapides (Fast-Atom Bombardment, FAB) au milieu des années 80.

Pour en revenir à l’initiation de la carrière scientifique de Bhupesh Das, celle-ci a fort à voir avec la singularité de l’école de Klaus Biemann au MIT, en l’occurrence son intérêt très prononcé pour les molécules et macromolécules biologiques. En tant que post-doctorant dans cette équipe, Bhupesh fait partie comme senior et pair d’une « dream team » qui comprendra de futurs grands noms de la spectrométrie de masse, notamment James McCloskey (PhD 1963, nucléosides & nucléotides), Alma L. Burlingame (PhD 1962, protéines, protéomique), Paul Vouros (PhD 1965, lipides, vitamines, métabolites endogènes, contaminants) et plus tard Heinrich K. Schnoes, qui rejoindra le groupe d’Alma L. Burlingame à Berkeley avant d’être rendu célèbre à Madison pour ses travaux sur la Vitamine D (entre autres). Bhupesh Das continuera dans cette voie de l’étude des biomolécules avec Edgar Lederer, dès son arrivée en France, en mettant au point la première méthode efficace de séquençage de protéines par spectrométrie de masse. En procédant à une perméthylation des liaisons peptidiques, la fragmentation de la chaîne peptidique à ce niveau en ionisation électronique est privilégiée par rapport à d’autres fragmentations comme celles des chaînes latérales qui ne sont pas informatives sur la séquence. Pour distinguer les fragments contenant la partie N-terminale des fragments C-terminaux, Bhupesh Das a l’idée d’acétyler la fonction N-terminale par un mélange équimolaire d’anhydride acétique et d’anhydride perdeutéro-acétique.[2]

Ainsi les fragments N-terminaux des peptides acétylés se distinguent-ils sur les spectres de masse par des paires de pics de même intensité mais différant entre eux de 3 unités de masse atomique. L’observation des différences de masse entre ces paires de pics successives permet de séquencer facilement les peptides à partir de l’extrémité N-terminale, les pics « isolés » correspondant à des fragments C-terminaux étant utilisés comme éléments de confirmation de séquence.[3]

C’est ainsi qu’au début des années 70, Bhupesh Das publie le premier séquençage intégral d’une protéine de plus de 500 acides aminés et le caractère pionnier de ces travaux lui vaut l’octroi de la médaille d’argent du CNRS.

Tout en continuant à participer activement à l’élucidation structurale des produits naturels isolés par les équipes de l’ICSN, notamment les alcaloïdes indoliques, Bhupesh Das s’intéresse aux peptido-lipides bactériens (avec Françoise Peypoux), aux phospholipides comme le Platelet-Activating Factor dont il détermine la structure en 1979 (avec Jacques Benveniste et Judith Polonsky) ou encore à des glycolipides comme le cord factor de Mycobacterium tuberculosis (avec Raoul Toubiana).

À la fin des années 70, les travaux de recherche de Bhupesh Das s’enrichissent d’une activité soutenue en synthèse organique qui est incarnée dans son équipe par deux jeunes chercheurs, Jean-Louis Fourrey et Christian Marazzano. Les cibles de ces synthèses à vocation asymétrique seront principalement trouvées en séries indole, spermidine, pyridine/pyrimidine ou isoquinoléine. Cette activité sera poursuivie sans interruption jusqu’à son départ en retraite en 1998.

Si les dernières années d’activité en recherche de Bhupesh Das sont marquées par des évolutions thématiques vers la biologie structurale grâce à l’acquisition d’un spectromètre de masse tandem magnétique doté d’une source electrospray (ZABSpec-T de Waters-Micromass), celles-ci ne seront finalement rien d’autre pour lui qu’un retour aux sources. En effet, ce sont in fine ses travaux pionniers sur l’analyse des protéines par spectrométrie de masse qui laisseront la trace la plus profonde. En témoigne la conférence plénière donnée par le Pr Peter Roepstorff, chercheur danois et leader mondial en Spectrométrie de Masse des protéines et en Protéomique, en inauguration du Congrès 2001 de la Société Française de Spectrométrie de Masse (dont le signataire était alors Président). Cette conférence était prononcée trois ans après le discret départ à la retraite de Bhupesh et l’on s’en souvient comme d’hier. L’une des toutes premières diapositives de Roepstorff ne représentait rien d’autre qu’un des spectres enregistrés par Bhupesh Das près de trente ans auparavant, hommage tardif mais révélateur. Dès les années 90, dans le monde de la Chimie, certains ne voyaient dans la Biologie (pire, dans la Médecine !) qu’une intrusion illégitime donc dangereuse pour la discipline. Il apparaît donc que Bhupesh C. Das avait eu le tort d’avoir raison trop tôt.

Pour nous, en dépit de ses spectaculaires réalisations scientifiques, Bhupesh Das n’aura pas bénéficié d’une reconnaissance à la hauteur de ses talents et de ses mérites, tout au moins au sein de la communauté de la Spectrométrie de Masse. D’une extrême modestie, d’une extrême rigueur aussi, méticuleux, il n’était pas dans son tempérament de se hausser du col et il détestait de manière générale tout ce qui pouvait s’apparenter à de l’esbroufe. En revanche, il portait au plus haut degré les valeurs de respect, de loyauté et de fidélité en amitié. Bhupesh Das a offert à ses collègues, amis et étudiants un exemple remarquable d’intégrité scientifique mais aussi d’humanité et de dignité. Nous l’en remercions.

Olivier Laprévote

Ancien collaborateur de Bhupesh Das de 1989 à 1998 puis responsable de l’équipe de Spectrométrie de Masse de l’ICSN de 1998 à 2010.

[1] Pierre Varenne, Bernard Bardey, Pierre Longevialle & Bhupesh C Das, « Modifications d’un spectromètre de masse AEI MS9 pour son utilisation en ionisation chimique », Bull. Soc. Chim. Fr. N°9-10, pp 886-892 (1977). Il existait alors au CNRS des ateliers « technico-scientifiques » (verrerie, électronique, maçonnerie, menuiserie, serres, etc…) qui permettaient aux chercheurs de monter des expériences sans s’engager dans des procédures administratives longues et dispendieuses, les compétences techniques étant sur place.

[2] Bhupesh C. Das, Stephen Gero & Edgar Lederer, « N-methylation of N-acyl oligopeptides», Biochem. Biophys. Res. Commun. 29 :2, 211-215 (1967)

[3] David W. Thomas, Bhupesh C. Das, Stephen D. Géro, Edgar Lederer, « Advantages and limitations of the mass spectrometric sequence determination of permethylated oligopeptide derivatives», 32:2, 199-207 (1968)